Dans son film, Joachim Lafosse se lance dans une adaptation originale du roman « Continuer » de Laurent Mauvignier. Pour la première fois, la réalisateur part à l'assaut des grands espaces. Ce western aux airs de road movie a une noble quête : dévoiler les secrets de communication entre une mère et son fils.
Une adaptation libre
« Continuer » est l’adaptation du roman éponyme de Laurent Mauvignier. Mais entre le livre et le scénario porté à l’écran, la similitude s’arrête au mimétisme du titre. Dans son film, Joachim Lafosse a clairement posé son empreinte de réalisateur. En résulte une œuvre à part entière, autonome. Du roman, il en reste surtout l’essence : le voyage à cheval au Kirghizistan d’un fils, Samuel, en rupture avec sa mère, Sybille. Rapidement, Joachim Lafosse s’éloigne de la trame narrative du livre et impose son propre point de vue. D’abord, il a pris le parti d’effacer totalement le personnage du père de son histoire. Ensuite, le réalisateur a ajouté une donnée originale dans son scénario : l’abandon de Samuel par sa mère dans son enfance. Le romancier Laurent Mauvignier jubile : « C’est ce que j’espérais. Je craignais l’illustration. Quand les adaptations paraphrasent les livres, cela n’a pas grand intérêt. En revanche, lorsqu’un film utilise un autre langage et qu’il emmène le roman là où il ne peut pas aller, cela devient passionnant. »
Dans la forme aussi, Joachim Lafosse propose une œuvre personnelle. Il développe un film au genre composite : « J’ai beaucoup de difficulté avec cette question du genre. Quand on est artiste, on n’aime pas être mis dans une boîte. » Ainsi, « Continuer » emprunte d’abord au western. Des chevauchées dans le désert, des paysages grandioses : dès les premiers plans, Joachim Lafosse nous plonge dans l’ambiance d’un « far ouest » asiatique. Le réalisateur assume cette référence : « C’est un film en creux, plutôt silencieux, en intimité, mais dans des espaces qui renvoient au western. Sybille est comme une héroïne de western : courageuse d’emmener son fils à travers le désert. » Virginie Efira, l’actrice qui incarne cette mère dépassée, ajoute : « Nous avons beaucoup réfléchi avec Pascaline Chavanne, la chef costumière. Joachim Lafosse tenait à conserver une connotation de western, mais il ne fallait pas non plus figer [Sybille] dans cette image, ni dans celle d’une randonneuse. Dans ce long manteau qu’elle porte, il y a une manière de se fonctionnaliser, car son voyage est nourri de tout ce qu’elle se raconte à elle-même en secret. » Dans « Continuer », la psychologie est au cœur de l’épopée. Le film emprunte aussi au drame psychologique. Ici, les chevaux ne sont pas seulement le moyen de se déplacer dans l’immensité des déserts, ils deviennent un personnage à part entière, dans ce tête à tête familial où le géniteur a disparu. Le réalisateur explique : « J’ai enlevé le père de cette histoire, mais pour moi, les chevaux avec lesquels vivent Samuel et Sybille jouent le rôle de tiers indispensable entre eux. Ils sont primordiaux dans la reconstruction du lien entre la mère et le fils. » Ainsi, une fois ce lien rétabli, les chevaux deviennent accessoires et disparaissent de la narration. Ils s’effacent pour laisser place au seul binôme filial. La séquence finale est explicite : Samuel abandonne le cheval blessé à terre pour aller secourir Sybille. Lui qui, pendant tout le film, avait montré plus d’affection pour ses fidèles destriers que pour sa propre mère. « Continuer » présente un parcours initiatique qui modifie profondément les personnalités des personnages. A la façon du road movie, le voyage est ponctué d’obstacles qu’il va falloir affronter et surmonter. La nature et les éléments d’une part, à travers la menace incarnée par les loups, les sables mouvants ou la météo. Les dangers incarnés par les hommes, d’autre part : comme ces bandits ou ces hors la loi, chers aux westerns, qui défendent leur territoire et imposent des lignes-frontières : « Je vous ai dit que le passage n’était pas sûr en ce moment ? » avertit Djamila. En surpassant ces embuches, les personnages vont évoluer et mûrir. Petit à petit, la violence de Samuel s’efface et laisse transparaître son génie. Sybille, quant à elle, se dévoile progressivement et finit par ne de juger son fils.
Le portrait d’un tandem familial
Plus que le portrait d’un fils ou celui de sa mère, le réalisateur ébauche le croquis d’un tandem. Dans son film, Joachim Lafosse ne prend pas partie : « Je ne suis pas seulement du côté de Samuel. J’ai adopté un point de vue partagé. Quand on est réalisateur, on n’est pas qu’un seul de ses personnages. » Ce n’est donc pas un protagoniste en particulier mais plutôt le lien filial que le réalisateur prend plaisir à dépeindre. Au début de l’intrigue, ce fil est bel et bien rompu. Puis, progressivement, il se tisse à nouveau. A la manière d’une danse, les deux personnages vont apprendre à se synchroniser pour devenir de réels partenaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la musique principale du film est un tango de Piazzolla, « Oblivion ». Le tango est une danse de couple. C'est aussi une danse d'improvisation, où les pas ne sont pas définis à l'avance et ne se répètent pas en séquence. Selon la définition du genre, « les deux partenaires marchent ensemble vers une direction impromptue, à chaque instant ». Dans « Continuer », c’est bien ce qui advient des personnages. Samuel et Sybille sont unis dans un ballet dont le mouvement général laisse place aux contretemps et à la rupture. Samuel et Sybille se ressemblent et s’opposent à la fois. Pour mieux parler du binôme, le réalisateur a donc construit ses deux personnages en miroir. De cette façon, la mère et le fils s‘affrontent tout en restant unis par un axe de symétrie, symbole indéfectible du lien qui les unit. A l’image de l’affiche du film, où Samuel et Sybille sont assis dos à dos, le fils écoutant son iPod, la mère tenant dans les mains son journal, chacun des personnages semble répondre à l’autre, unis jusque dans leurs différences qui se font écho.
Dans le film, plusieurs scènes semblent se réfléchir à la manière d’un reflet. C’est par exemple le cas dans la séquence d’ouverture : « Continuer » s’ouvre sur l’image de Samuel, filmé de face en plan moyen. Il est à cheval et cherche sa mère. Puis il se tourne dos à la caméra pour appeler : « Sybille, Sybille ! » et quelques secondes plus tard : « Maman, maman ! ». Sur le plan suivant, le spectateur découvre Sybille en train de lire son journal intime. Cette séquence répond parfaitement à une autre : celle où Sybille découvre la tente vide de son fils au petit matin. Dans cette seconde scène, Sybille est filmée en plan moyen. Elle court d’abord dos à la caméra et part à la recherche de son fils à pied, en criant : « Sam, Sam ! ». Puis elle se retourne face à la caméra. Le second plan montre Samuel au sommet d’une colline en train de danser sur la musique de son iPod. Ces deux séquences sont non seulement identiques sur le plan narratif : un personnage a peur d’avoir perdu l’autre et part à sa recherche. Mais elles sont également filmées selon le même schéma formel : un plan séquence où les personnages sont filmés en plan moyen. L’ordre des plans est inversé en fonction des personnages, donnant l’impression que ces deux séquences sont articulées entre elles autour d’un axe de symétrie. En effet, à la façon d’un objet et de son reflet, les angles de prise de vue (de face et de dos) s’inversent entre les deux personnages. Cette construction en miroir se reproduira à plusieurs reprises. On peut par exemple citer cette séquence où Sybille demande « Ça va, tu gères ? » à Samuel, lorsqu’il va réconforter les chevaux après avoir entendu un bruit hors champ. Dans une autre séquence, à la fin d’une cavalcade, ce sera au tour de Samuel de reprendre les mots de sa mère : « Ça va, tu gères ? », alors que Sybille s’effondre au sol et s’allonge sur le dos, les bras en croix. Ces paires de séquences rappellent sans cesse le lien indéfectible qui unit ce couple fils / mère, malgré leurs différends.
Un film sur la communication
Le problème de communication entre Sybille et Samuel est flagrant. C’est d’ailleurs le sujet majeur de « Continuer ». Joachim Lafosse se plaît à traiter ces échanges difficiles entre une mère et son fils adolescent. Pour illustrer cette parole rompue, la mise en scène et la narration sont mis à contribution. D’abord, les dialogues sont rares. Le réalisateur met en scène le silence, comme au lendemain de la nuit passée au domicile de Djamila : « (…) Je filme Sybille et Samuel dans des plans séquences muets, où ils avancent à cheval, où elle écrit, où lui écoute de la musique, où il ne se passe presque rien d’un point de vue narratif. Il leur faut aussi se confronter à eux-mêmes pour se rencontrer. Ces moments sont aussi importants pour moi que les scènes d’action, comme celles où ils sont confrontés à l’adversité. » Timides et contenus, les mots vont alors trouver leur place en hors champ : c’est dans son carnet que Sybille aligne les phrases et exprime ses émotions. Sur le papier, son discours devient vif et clair, comme le dévoile la voix-off à la fin du film : « Jour 7 : tu ne parles pas. Moi non plus. Ça donne 1 blessure qu’on gratte à chaque fois. Quelque chose va se passer, c’est sûr. Le voyage, c’est tout ce qu’il me reste. J’ai tout vendu pour toi. »
Ensuite, la bande son du film est extrêmement travaillée. Joachim Lafosse a pris le parti d’habiller ces silences. Comme pour renforcer l’importance de la parole, le réalisateur laisse aussi parler les éléments. Les pas, les souffles, le vent : un second niveau de langage, purement sonore, est créé. Les bruits existent eux aussi en hors champ. En sortant la communication du cadre, mais c’est pour mieux la faire rentrer dans l’action. Ainsi, dès le générique de début du film, le bruit des galops des chevaux s’impose sur l’écran noir avant qu’apparaisse la première image du film. Les chevaux, par cette présence sonore, deviennent un personnage à part entière. Ainsi, la séquence de la menace des loups prend corps uniquement à travers des sons hors champs. En effet, les hurlements se font entendre sans apparition de à l’image. Le souffle et la respiration saccadée de Sybille occupent alors tout l’espace sonore : donnant à cette menace une existence bien réelle. Ce sera ensuite le souffle du fils qui prendra toute sa place lorsqu’il essaye de se canaliser quand il sort après avoir vu sa mère se rapprocher d’un homme à la soirée dansante. La musique et les rires s’inscrivant en surimpression en hors champ.
Et quand les mots font défaut, la musique prend le relais pour traduire les émotions des personnages. Elle devient un langage à part entière. Pour le réalisateur, « comme les personnages n’ont pas les mots, la musique est l’art le plus efficace vers l’inconscient ». Ces longs airs de tango interprétés au hautbois « arrive quand les personnages se lèvent ensemble. Ça me semblait juste. » Par exemple, lors de la séquence finale, cet air de tango retentit quand Samuel porte sa mère dans les bras. A l’inverse, la musique peut aussi traduire la distance qui existe entre les deux univers de chaque personnage. C’est notamment le cas, lors du jeu entre la musique « in » et « off » lorsque Samuel est sur la colline en train d’écouter une chanson. En effet, quand Samuel s’en va pour écouter son iPod, la caméra se pose en gros plan sur Sybille laissant entendre de la musique classique puis un montage cut nous fait passer à la play list électro de Samuel qui passe dans ses écouteurs.
Ce manque de communication va générer de l’incompréhension entre les deux personnages. Quand le dialogue surgit, il fracasse, explose, surtout au début du film, pour illustrer cette confrontation tangible entre les personnages. La parole se fait d’insultes et de cris. Comme dans la scène du repas chez Djamila chez qui ils font étape : - « Je t’emmerde ! » - « Tu arrêtes Sam ! » - « Pourquoi tu ne leur dit pas à ces arriérés ? » -« Tu t’excuses ! Ce n’est pas difficile quand même ? ». Et le fils s’en va. - « Ca fait des jours que tu ne dis rien. Et quand tu l’ouvres c’est pour dire ça ? » Puis plus tard : - « Pourquoi il n’y a que de la merde qui sort de ta bouche tout le temps ? »
La communication est un processus lent qui s’apprend, se dompte. A la façon dont Samuel donne des cours d’équitation à sa mère, il y a un double sens. En effet, Samuel est expert en équitation et donne des cours à sa mère sur la façon de diriger son cheval. Sa réplique peut se lire un double langage ? « Ajuste tes rennes, abaisse tes talons, … c’est normal, le cheval, il ne comprend rien. »
Le voyage va permettre progressivement aux personnages de rétablir cette parole libre et douce, une complicité, entre cette mère désabusée et son fils dans la révolte. La langue, mal maîtrisée, devient source de conflits. Ainsi, Samuel ne parle pas le Russe. Il ne comprend donc pas ce que dit sa mère et s’imagine des choses. Situation de conflits : comme dans la maison de Djamila. « Tu parles de moi ? Qu’est-ce que tu dis ? » Confiance rompue. De la même manière, lors de la séquence du maréchal ferrant, c’est la traduction de la mère qui va calmer Samuel. Lorsqu’il comprend enfin la langue des autochtones, pour qui « Le cheval, c’est sacré », il accepte de leur confier ses chevaux et la violence s’efface. Le message du film est bien que la communication apaise et résout les conflits.
Le mouvement, ce nouveau langage
Comme l’illustre le titre, « Continuer » est un film sur le mouvement : sur le plan psychologique mais aussi sur le plan physique. Continuer à avancer, comme l’explique Sybille dans son journal : « Pour moi Gaël est mort enfin. Il faut continuer. Continuer à aller vers l’autre ».
La communication verbale des personnages est en dents de scie. Les difficultés verbales vont alors renforcer un autre type d’interaction : la communication gestuelle. C’est alors que la parole va être remplacée par les actes, le jeu d’acteurs ou le ballet de la caméra. Le mouvement lui-même devient langage. La communication s’affirme d’abord à travers les corps, par exemple lorsque les personnages se meuvent ou que les regards se croisent. Virginie Efira explique : « J’aime ce temps de regard vers l’autre. Je suis très touchée par celui de Kacey Mottet klein dans son film : Samuel, son personnage, est habité par une violence rentrée très forte, mais les moments où il regarde sa mère en souriant sont percutants. »
De la même manière, la nature des déplacements de la caméra illustre tour à tour la communication rétablie ou l’absence de communication entre les personnages. La rupture est nette, lorsque que le réalisateur utilise les faux raccords : en effet, il s’amuse à rompre la règle des 180° à plusieurs reprises. Cet outil permet d’illustrer l’incompréhension entre les personnages, qui ne semblent pas aller dans la même direction. Comme l’explique Joachim Lafosse : « le plan séquence est un outil incroyable : on laisse les acteurs se déployer et j’aime bien dans le montage casser le rythme du plan séquence : ça évoque une dissonance. En même temps, l’esthétique du western est l’esthétique du surdécoupage, car les chevaux et leur nature sauvage ne permettent pas de filmer dans la durée. » Le recours au hors champs est un autre moyen de rendre compte de la rupture de communication entre Sybille et Samuel. En effet, à de nombreuses reprises, un des deux acteurs disparait de l‘écran. Cette utilisation du hors champ illustre alors la séparation des personnages. Le réalisateur le confesse : « En tant que cinéaste, ce qui me plait, c’est le hors champ. C’est d’offrir au spectateur la possibilité de se déposer, de faire en sorte que le film fasse miroir. »
A l’inverse, la caméra peut aussi rapprocher, grâce à l’utilisation du plan séquence notamment. C’est le cas lorsque Samuel a perdu son iPod. Dans cette scène, sa mère l’aide à le rechercher. Il s’ensuit un plan séquence où la caméra unit les 2 personnages, sans aucune coupure « cut ». Enfin, les vrais champs / contre-champs produisent la même sensation de dialogue retrouvé. Cela rétablit une grammaire de communication. Les deux personnages sont visibles à l’écran, et se font face dans leur échange, comme lorsque Sybille confie à son fils les origines de sa grossesse : « C’était il y a longtemps. Il s’appelait Gaël et j’étais amoureuse de lui. Il est mort. Je voulais mourir aussi. J’ai rencontré ton père. Je suis tombée enceinte très rapidement.... ». A partir de ce moment, charnière dans le film, la relation entre les personnages va changer. Une fois que Samuel et Sybille ont crevé l’abcès sur ce tabou et l’absence de Sybille pour élever son fils, les mouvements de caméra vont s’accentuer comme pour dessiner un trait d’union.
Dans « continuer », Joachim Lafosse joue sur tous les leviers de l’écriture cinématographique et crée ainsi une véritable ode à la communication.
Laure Linot
Fiche du film
Genre : Aventure, western. Réalisateur : Joachim Lafosse. Distribution : Virginie Efira, Kacey Mottet Klein, Diego Martin. Pays : Belgique. Durée : 1h24.
Pour aller plus loin
- Un autre article de cette plateforme autour de la thématique du western.
- Le livre "Continuer" de Laurent Mauvignier paru aux Editions de minuit, 2016.
- Les autres films du genre western à voir sur cette plateforme : "L’homme qui tua Liberty Valence"